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30 juillet 2010 5 30 /07 /juillet /2010 08:10

L'Ile des morts, Arnold Böcklin (1880) : le tableau vu par le professeur J.B. Garré      

  


   

La fin de la musique est de plaire et d'exciter en nous diverses passions, car il est certain qu'on peut composer des airs, qui seront tout ensemble tristes et agréables : Et il ne faut pas trouver étrange que la musique soit capable de si différents effets, puisque les élégies même, et les tragédies nous plaisent d'autant plus qu’elles excitent en nous de la compassion et de douleur et qu'elles nous touchent d'avantage.  Descartes, traité de musique 1616

 

Le tableau d’Arnold Böcklin L’Île des morts (1880) vu par le professeur J.B. Garré (Université d'Angers, Département de Psychiatrie et de Psychologie Médicale, CHU Angers)

      

Iles des morts Böcklin Basel 1880 

Arnold Böcklin, L’Île des morts (1880) huile sur toile, 111 x 155 cm Bâle, Öffentliche Kunstammlung Basel, Kunstmuseum

 

 

Une île au coucher du soleil, vers laquelle un rameur dirige une embarcation. Devant lui, debout dans un linceul blanc qui le recouvre entièrement,  un mystérieux personnage (le défunt ?) tourne son regard vers l'île où l'attend son tombeau. A la proue, un cercueil enveloppé de blanc. Sur l'île des morts (Die Toteninsel), un demi-cercle de rochers escarpés et de falaises abruptes dessine une crique où poussent de hauts cyprès. Des ouvertures, creusées dans les rochers, ménagent des entrées, parfois murées, qui évoquent les niches élevées d'un columbarium ou d'un obituaire et suggèrent des choses obscures et terribles. De cette toile dotée d'une incomparable puissance imaginaire, Arnold Böcklin (1827-1901) exécuta cinq versions entre 1880 et 1886. Largement popularisé par une gravure de Max Klinger, véritable icône européenne du symbolisme fin-de-siècle, il s'agit d'un des tableaux les plus diffusés, reproduits, copiés, plagiés, interprétés et réinterprétés de l'histoire de la peinture et des formes symboliques. Apprécié au plus haut point d'Elisabeth d'Autriche comme de Lénine, de Hitler et de D'Annunzio, Clemenceau et Freud en possèdent une reproduction. Strindberg en fait la toile de fond de la scène finale de La sonate des spectres. Il inspire Serge Rachmaninov, mais aussi des metteurs en scène comme Patrice Chéreau et Richard Peduzzi à Bayreuth, ainsi que des auteurs de bande dessinée. Dali le pastiche. En 1945, Mark Robson en reconstitue le décor pour un film d'horreur avec Boris Karloff. Plusieurs sites Internet lui sont consacrés… La barque de Charon le nocher, passeur inflexible, emporte, en un dernier voyage, un linceul vers l'île aux cénotaphes. Elle s'éloigne de nous et n'a pas encore touché terre, mais le voyage paraît bien sans retour : c'est nous qu'elle quitte. Frappée  d'un dernier rayon de lumière, la figure blanche et mystérieuse est une figure de l'entre-deux : entre deux rives, entre île et continent, entre jour et nuit définitive, entre ici et au-delà. Les eaux noires sont celles d'une frontière. L'instant figé est celui d'un franchissement. L'esquif et ses passagers font signe et intersigne vers l'autre bord du sens. De la notion de mort, nous ne pouvons affirmer et connaître, note Nabokov,  que la moitié : "ce côté-ci de la question". Partir, c'est mourir et le vrai voyage, le seul voyage, serait un voyage sans retour. Comme Bachelard l'indique dans L'eau et les rêves, la mort ne serait peut-être pas le dernier (et le grand voyage), mais bien le premier. Le cercueil, associé à ce qu'il appelle "complexe de Charon", ne serait pas la dernière barque. Il serait la première barque. Et peut-être sommes-nous à l'aube, et non au crépuscule. Les Îles n'ont pas toujours été Îles de Jouvence ou d'Utopie, Îles Fortunées ou Marquises, ou Îles de robinsonnades. L'u-topia insulaire est rarement eu-topia. Dans les récits d'aventures, Îles au trésor ou Îles mystérieuses, les héros n'y abordent qu'en naufragés et pour  y affronter dans l'inconnu mille périls angoissants. Lieu d'épouvante et de cauchemar dans certaines fictions, comme chez H.G Wells (L'Île du docteur Moreau) ou chez Bioy Casares (L'Invention de Morel), l'île se présente souvent sous l'apparence de ce qu'Alberto Manguel propose de nommer une "dystopie", c'est-à-dire l'image inversée et terrifiante d'une utopie.

 

Bouche des Enfers, port du royaume des défunts, la crique de l'île-nécropole est aussi le port de l'oubli, là où les âmes des trépassés, décrites par Virgile, "boivent les long oublis" aux bords des eaux du fleuve Léthé. Quand Freud, dans la Traumdeutung, note un rêve personnel "à la manière de Böcklin", les mailles de son travail associatif le portent vers l'Angleterre, pays toujours aimé et admiré et où vivent des parents dont il attend des nouvelles, mais aussi vers Dreyfus et vers l'île du Diable, qui menace d'ombre et de silence le souvenir fragile du relégué. L'île nous condamne volontiers  à l'oubli, au bannissement de la mémoire, à la damnatio memoriae. Notre devoir, le devoir des survivants, qui restons sur cette berge-ci, est de nous souvenir, de préserver l'image précaire de celui-qui-s'en-va, de relier le temps des morts à celui des vivants, si nous voulons nous-mêmes être un jour sauvés.

 

C'est avec nous que l'icône mélancolique prend ses distances. C'est à nous qu'elle dit adieu et s'éloigne, nous plongeant dans un deuil sans fin. Et c'est aussi à nous que la figure voilée dit non, nous dérobant à jamais sa face. Elle ne se dirige pas vers la chute ou vers une catastrophe qui menacerait devant elle, bien pis : la catastrophe a déjà eu lieu, la catastrophe est derrière elle. Cheminant vers son sépulcre, le personnage debout est déjà mort, mais sans doute l'ignore-t-il encore. Il n'est pas au terme de la catabase infernale, de son dernier et grand voyage. Il n'a pas encore trouvé le repos sous les cyprès ou un ultime abri dans les niches de la nécropole. Peut-être même n'abordera-t-il jamais l'île, incapable de mourir et voué, tels le Juif errant, The Old Mariner ou le Hollandais volant, à la douloureuse immortalité des errants de légende, dont nous savons, depuis Jules Cotard, qu'elle représente la pire des damnations et le vrai désastre : pour mourir,  pour avoir accès à la délivrance dispensée par la mort, encore faudrait-il avoir vécu. Si nous ne mourons pas, écrit Maurice Blanchot, s'il nous est impossible d'en finir, c'est que nous ne vivons pas non plus et que nous sommes morts de notre vivant. Avons-nous vécu ?

 

 

Pr J.B. Garré, Université d'Angers, Département de Psychiatrie et de Psychologie Médicale, CHU Angers

 

 

 

 

 

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