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30 juillet 2010 5 30 /07 /juillet /2010 08:25

Pourquoi Debussy c'est le meilleur       

  


 

Expliquer Debussy

par Djac Baweur - Publié dans : De l'Art musical et autres balivernes symphoniques, extrait du blog "The Djac Baweur attitude, le blog qui sert à que dalle", un site tout à fait étonnant, (déjà le nom !) où l'on trouve des billets d'humeur, des coups de coeur, et aussi des études très sérieuses présentées de façon très amusante, ou même franchement drôle. Djac Baweur, qui doit s'appeler Jacques Bauer dans la vraie vie, est altiste, membre d'un orchestre connu et compositeur. Voici la façon dont il aborde Debussy. Brittany Mélodies l'écrirait sûrement tout autrement, mais sûrement pas aussi bien.

 

 

Pourquoi Debussy c'est le meilleur (1)

 

    Expliquer Debussy, c'est pas vraiment commode. Surtout avec des mots, et que des mots. Ce ne sera donc pas la moindre des entreprises masochistes et des gageures totalement stupides  et vouées inexorablement à l'échec de ce blog, qui déjà en lui-même est un pari insensé en forme d'autopunition qui prouve, si besoin était, l'état déliquescent des fonctions affectives et cognitives de l'auteur.

    Raconter Debussy, je veux dire la musique de Debussy, parce que savoir avec qui il a couché ou quels pays il a visité, avec les dates précises et tout, ça relève plus de Paris-Match que de l'Art musical, donc, raconter Debussy, c'est aussi raconter l'Histoire de la musique, et même du coup raconter comment ça marche l'Art musical occidental dans son intimité la plus profonde. Et on peut pas dire qu'elle soit vraiment sexy.     Accrochez-vous les gars, ça va remuer un tantinet.

    Bon, des compositeurs intéressants, il y en a des tas. Des compositeurs géniaux, moins, mais quand même.     Mais des compositeurs qui renouvellent complètement la vision (sic) que l'on peut avoir de la musique, sur ce qu'est la musique, et sur comment on fabrique de la musique, alors là, ça se compte sur les doigts d'une main.

    Pour ça, il faut un caractère bien trempé et un moment clé.

    Genre Beethoven. Un sacré bougre de tétu, qui arrive au début du romantisme, au moment où le classicisme menace de tourner en rond : baoum, la musique explose.

    Genre Monteverdi. Je sais pas si c'était une forte tête, mais alors que le contrepoint Renaissance commence à se mordre la queue à force de raffinements, monsieur invente le Baroque en musique, avec l'harmonie, la basse continue, l'opéra et tout et tout.

    Hé bien Debussy, c'est la même engeance. Lui, son moment clé, c'est quand le romantisme s'est tellement boursouflé que les bases du langage alors utilisé commencent à vaciller dangereusement.

    Et alors c'est précisément là que ça commence à devenir horriblement compliqué pour moi et incompréhensible pour vous (non mais dans quoi je me suis lancé, aussi, je me le demande. Dire qu'il y en a qui font des blogs sur Laurie ou sur Johnny, tout simplement).

    Essayons d'être clair (ha ha ha).

    Donc Monteverdi, en gros, invente le style baroque qui va évoluer, se rationnaliser et aboutir au pur classicisme. Celui-ci, représenté essentiellement par les fils Bach, puis Haydn et Mozart, consiste en un langage musical très hiérarchisé, et basé essentiellement sur un moteur harmonique.

    C'est à dire que l'espace musical est schématiquement disposé en couches: en bas, la basse (ça a l'air con, comme ça, mais...), au milieu, l'accompagnement qui complète l'harmonie suggérée par la basse (i.e. les accords qui se succèdent), et au-dessus la mélodie. À noter qu'à l'audition, c'est la mélodie que l'on suit comme élément prépondérant, alors qu'à la composition, dans les coulisses de la machinerie interne, la mélodie est entièrement dépendante de la marche de l'harmonie, et, en particulier, de la basse.

    Cette harmonie suit quant à elle des règles assez strictes ; enfin, quand je dis règles, c'est pas vraiment des règles (c'en devenu par la suite quand on a voulu fabriquer des manuels d'apprentissage et qu'on a inventé le pire épouvantail pour faire fuir n'importe qui, je veux dire le solfège), mais disons plutôt une sélection intuitive de procédés jugés bons au cours du temps (un peu comme l'agriculture, ou la médecine*).

    Ces pseudo-règles, donc, définissent un cadre bien défini qu'on appelle système tonal ou tonalité. Il s'agit de savoir quels accords peuvent succéder à tels autres pour que ça «sonne» bien (dans le cadre de l'époque classique), mais surtout de l'affirmation de la tonique et de la dominante, et de deux modes très spécifiques.

    La tonique, et l'accord qui lui est lié**, est la note principale, autour de laquelle le morceau entier va tourner, une sorte de fondation, de point de départ et d'arrivée. Ainsi, quand on dit qu'une symphonie est en ré majeur, ça veut dire en particulier que la note ré est la tonique de ladite symphonie ; ainsi, la première note de cette symphonie, au moins à la basse, sera vraisemblablement un ré, ainsi que la toute dernière note sur laquelle elle se terminera.

    La dominante est à la quinte de la tonique (cinq notes au-dessus dans les degrés de la gamme) : contrairement à la tonique, c'est un élément instable, qui demande à être résolu, sur, justement, la tonique. Par exemple, les deux premières notes de la Marseillaise, ou du thème de Star Wars (et presque de celui d'Indiana Jones), c'est dominante puis tonique, avec la tonique sur le premier temps fort, alors que la dominante est sur la levée, rythmiquement instable, comme pour retomber sur la tonique et se projeter sur celle-ci (et remarquez que la dernière note de la Marseillaise, sur le «ons» de «sillons», celle sur laquelle on se sent bien avoir fini, à tel point qu'on en rajoute des «taratatam» et autres «poil au bidon», c'est bien évidemment la tonique).

    La tonique, seule, est inerte, alors que la dominante apporte le déséquilibre, l'ouverture et donc le mouvement.    Cependant, cette bascule essentielle entre ces deux pôles, qu'on appelle cadence parfaite, se joue principalement en coulisse, à la basse, sans que ce soit au premier plan : malgré cela, c'est bien ce système qui définit la progression du morceau en général, et des mélodies en particulier. Bien qu'entendue au second plan et pas forcément de manière consciente par un auditeur lambda qui ne s'y connaît pas plus que ça, le sentiment généré par cette bascule est parfaitement puissant, et oriente totalement notre écoute (si si).

    Quant au mode, il s'agit de l'échelle de notes que l'on se choisit entre une octave (répétition de la même note mais plus aiguë, on l'obtient en multipliant par deux la fréquence, et c'est la toute première harmonique d'un son, c'est donc l'intervalle de base, l'espace élémentaire dans laquelle toutes les musiques s'inventent).

    Il y a des milliers de possibilités pour choisir une échelle de notes entre une octave, mais le classicisme occidental (et le baroque avant lui) a sélectionné principalement le mode dit «majeur» (c'est tout simplement la gamme de do, do-ré-mi-fa-sol-la-si-do), et puis un petit frère pour lui faire une alternative, le mode «mineur», présenté souvent sous plusieurs formes parce qu'on est forcé de le tirailler un peu pour le faire rentrer dans les schémas harmoniques idéalement faits pour le mode majeur (ça donne, toujours en partant de do, do-ré-mib-fa-sol pour le début, et soit lab-sib-do, soit la-si-do pour la fin. En fait, l'important c'est surtout le mi bémol, qui contraste avec le mi normal du mode majeur. Il suffirait que je vous chante «Frère Jacques» en mode mineur pour que vous compreniez tout de suite).    Je résume : nous avons donc une échelle de note, les modes majeur ou mineur, et parmi ces notes, deux ont des fonctions privilégiées, la tonique (stabilité, ou, harmoniquement parlant, consonance), et la dominante (instabilité, ou dissonance), avec toutes deux leur accord associé**.

    À ce stade, vous regardez pensivement les bulles générées par l'aspirine effervescente dans le verre que vous tenez à la main, et vous vous demandez d'une part, quel rapport y a-t-il avec Debussy, et d'autre part, qu'est-ce que vous foutez sur un blog pareil.

Et pourtant, il faut encore que je vous parle de la forme.

 

* j'ai dit une connerie ?

 

** c'est à dire un empilement d'une tierce et d'une quinte ; en do majeur, par exemple, l'accord de tonique est constitué de do-mi-sol (do-mi, c'est la tierce, do-sol c'est la quinte), l'accord de dominante par sol-si-ré.

 

 

Pourquoi Debussy c'est le meilleur (2)

 

Avertissement au lecteur : attention, les textes qui suivent contiennent des scènes ou des idées pouvant heurter les esprits un peu fatigués. Désolé, ça peut pas être de la gaudriole tous les jours, non plus. Promis, juste après ça, un épisode de Djoni.

 

    Allez, respirez un bon coup, faites deux-trois mouvements d'assouplissements, avalez une barre énergétique pleine de sucres rapides, et on y retourne.

    La forme, c'est très très important.

    Pas la «bonne santé», hein, oui c'est important aussi, certes, mais là je parle de la forme, comme «configuration», ou «architecture». Car il ne suffit pas d'un joli système harmonique tel que je l'ai rapidement décrit, il ne suffit de fabriquer des jolies mélodies à partir de ce système, il faut encore déterminer ce qu'on va bien pouvoir raconter, comment on va structurer le discours musical. Tel est l'enjeu de la forme. Le système tonal a finit par générer, au fur et à mesure des tâtonnements des compositeurs pour trouver ce qui «marche» bien, une forme très spécifique qui s'est imposé comme un modèle caractéristique et indépassable (aux côté d'autre formes, certes couramment utilisées, mais plutôt secondaires car moins «perfectionnées», comme le menuet, le rondo, la forme ternaire de lied), attention, j'ai nommé, tatataaaan (roulements de tambour) : la forme sonate bien sûr !!! (dzing)*. La forme sonate est organisée en trois parties : une exposition, un développement et une réexposition. Cette organisation ternaire A-B-A n'a rien de bien extraordinaire en soi, mais c'est la manière dont le discours est articulé au sein de ces parties qui fait la richesse et l'équilibre de la forme sonate. Le truc, c'est de présenter deux thèmes dans l'exposition.    Le premier thème est plutôt solide, charpenté, qu'on peut dire «masculin» (souvent joué par les cordes), alors que le second est plus doux, plus calme, «féminin» (et souvent joué par les bois,  comme donnant une couleur particulière. Mais bon, ça n'a rien d'obligatoire).

    Ces deux thèmes ne sont pas présentés l'un à la suite de l'autre, mais sont séparés par un épisode bien particulier, qui en général est joué par l'orchestre entier, avec force, et qu'on appelle pont modulant. Le terme de «pont» se comprend aisément, comme une sorte de séparateur, de lien qui nous amène d'un thème à l'autre. Le terme de «modulant» demande quant à lui explication, d'autant qu'on en vient de nouveau au cœur de la problématique de la tonalité. Il se trouve que, pour différencier les deux thèmes, et aussi pour faire de la forme sonate une forme dynamique et pleinement efficace, chacun des deux thèmes a sa tonalité propre : en fait, le premier thème est dans la tonalité principale du morceau, le deuxième est dans la tonalité (transitoire et locale par rapport à la tonalité générale) de la dominante. Le pont modulant, lui, consiste donc essentiellement en une suite de moyens harmoniques ingénieux pour aller d'une tonalité à l'autre. Par exemple, dans un mouvement (le premier, en fait) de symphonie en ré majeur, le premier thème est en ré majeur (pas de surprise), donc avec comme tonique ré et comme dominante la (ré-mi-fa-sol-la, 1-2-3-4-5, c'est la quinte, rappelez-vous), alors que le second thème sera en la majeur, avec comme tonique la et comme dominante mi (la-si-do-ré-mi, 1-2-3-4-5). Ainsi, localement, la dominante de la tonalité principale devient tonique à son tour ; mais, et c'est là la subtilité et le point capital, reste quand même dominante globalement, vous voyez le bazar. Or souvenez-vous, la dominante est instable et a vocation à se résoudre sur la tonique. Et bien c'est ce que réalise la forme sonate au niveau du discours même, puisque la réexposition reprend exactement les éléments de l'exposition (premier thème - pont modulant - second thème), mais cette fois-ci, tout dans la même tonalité principale. Ainsi donc, l'exposition a pour vocation d'ouvrir, dans un mouvement dynamique de la tonique vers la dominante, et la réexposition de fermer, en résolvant la dominante laissée suspendue. Le développement, quant à lui, est une partie libre, qui consiste à divaguer, soit en faisant entendre des idées secondaires, soit en reprenant les thèmes exposés mais en les variant, en particulier en faisant entendre des tonalité locales nouvelles, en passant en mineur, etc... (au départ, cette partie dite de développement était plutôt la portion congrue de la forme sonate, comme une sorte de divertissement entre l'exposition et la réexposition. Mais au cours du temps, c'est une partie qui a pris de plus en plus d'importance, parce qu'elle donne beaucoup de liberté pour laisser entendre tout plein de choses expressives, comme chez Beethoven, pour ne pas le nommer, le maître absolu du développement).

    En résumé, la forme sonate, c'est comme effectuer un pas : l'exposition c'est la levée de la jambe, le développement c'est la tension alors qu'on est en déséquilibre (c'est aussi pour cela que cela deviendra la partie la plus expressive), et la réexposition c'est la pose du pied par terre, quand on retrouve l'équilibre. Allez hop, un petit schéma pourri pour le plaisir (wéééé un schéma) :

            Exposition                    Dévelop.                      Réexposition

 

(th. 1- pont modul.- th. 2 )                                        (th. 1- pont modul.- th. 2)

tonique               dominante      plein de trucs             tonique                   tonique

stable                    instable       instable à donf            stable                     stable

 

           >>       TENSION               >>                 >>          RÉSOLUTION

    Bon. Pour les deux-trois lecteurs qui auraient résisté avec ténacité et seraient arrivés jusqu'ici, je ne peux que conseiller d'écouter quelques symphonies de Haydn et de Mozart, et en particulier les premiers mouvements, puisque dans une symphonie classique c'est le premier mouvement qui est en forme sonate. Avec un peu de patience, en réécoutant plusieurs fois le même mouvement, vous devriez retrouver les éléments dont je vous parle, même si peut-être, pour prendre réellement conscience de la bascule tonique-dominante, il faudrait un petit apprentissage musical au piano autrement plus convaincant qu'un long bla-bla de blog.

    Notez que ce que j'ai raconté ci-dessus ne concerne pas seulement des élitistes classiques frustrés et conservateurs, puisque, de la grille de blues de base (pour ceux à qui ça dit quelque chose) à toute la variété pop/rock, en passant par le jazz et les musiques de film, la quasi-totalité de la musique qui nous entoure au quotidien fonctionne sur les bases de la tonalité classique**, à peine si quelques zestes d'harmonie modale viennent y apporter quelques épices de temps à autres. Donc, respect. Bien. Ça, c'était les bases. Donc, continuons.

Je vous vois pâlir d'ici. On va maintenant se pencher sur l'évolution de la tonalité au cours du romantisme. (...à suivre)

 

* Pour les super courageux, il existe un livre remarquable sur le sujet, «la forme sonate» de Charles Rosen.

 

** Et il en est de même rythmiquement, puisque l'organisation par mesures et les carrures par quatre des classiques se retrouvent encore dans la variété, la pop/rock et le jazz traditionnel (les modernes en jazz ont beaucoup changé les choses, notamment par des influences étrangères, africaines ou indiennes). Et oui, qu'est-ce que vous voulez, y'a pas à tortiller, qu'on le veuille ou non, même les Beattles, Johnny ou Brittney Spears ou qui vous voulez, ne peuvent rien contre un Haydn. Même Mohammed Ali ne peut rien contre King-kong.

 

 

Pourquoi Debussy c'est le meilleur (3)

 

    Alors pour ceux qui ne se sont pas enfuis en hurlant, ou qui ne se sont pas réfugiés sous leur table en serrant leur clavier dans les bras et en se balançant d'avant en arrière, le regard halluciné, psalmodiant d'une voix hystérique «je hais Djac Baweur, je hais Djac Baweur !», pour ceux dont la solide conformation mentale sait résister aux plus ardus des défis pour la raison sans sombrer dans les affres de la démence, nous allons donc voir ce qui s'est passé après que la tonalité et sa forme chouchou, la sonate, se soient établies.

    Je n'apprendrai rien à personne en racontant que les romantiques ont cherché les voies les plus expressives possibles. Non pas que Haydn ou Mozart ne soient pas expressifs (expressif, c'est large, comme dénomination), mais les romantiques ont spécifiquement voulu exprimer le tréfonds de leur âme et de leurs sentiments, dans un débordements d'épanchement nombrilesque. Pour ce faire, il leur a fallu chercher les moyens musicaux adéquats.

    Tout en conservant le système tonal, bien pratique puisqu'il offre un cadre équilibré avec d'excellents repères, ils ont donc innové en enrichissant le discours tonal et en flirtant avec les règles. En particulier, les romantiques vont de plus en plus moduler. Moduler, c'est-à-dire changer localement de tonalité au cours d'un morceau. Les classiques (et les baroques avant eux) modulaient déjà, bien sûr : par exemple, rappelez-vous, quand je dis que le second thème de la forme sonate est au ton de la dominante, hé bien c'est déjà une modulation (à la dominante). Mais les classiques modulent dans des tonalités pas trop «éloignées» de la tonalité principale du morceau. Pas trop «éloignées», ça veut dire en fait qu'on cherche à ne pas trop s'écarter du mode utilisé, c'est-à-dire de l'échelle de notes. Par exemple (je sens qu'il faut un exemple), prenons un morceau en ré majeur. Le mode utilisé, c'est donc le mode majeur sur ré, et ça donne les notes suivantes : ré-mi-fa#-sol-la-si-do#-ré. Bon, maintenant, si je module en si mineur, par exemple, alors localement le mode va changer avec l'harmonie et devenir : si-do#-ré-mi-fa# puis soit sol-la-si soit sol#-la#-si. Si vous n'avez vraiment rien à faire, vous pouvez comparer : les notes utilisées sont quasiment identiques avec le mode de ré majeur, sauf sol et la dans la deuxième forme du mode mineur. On obtient donc une tonalité qu'on dira voisine du ton principal, sur laquelle on arrive sans changer les notes utilisées à l'exception de quelques unes qui peuvent bouger et qui du coup deviennent particulièrement expressives.

    Maintenant, si je module en sol# majeur, par exemple, le mode correspondant va devenir : sol#-la#-si#-do#-re#-mi#-fa##-sol# *. En tenant compte du fait que si#=do, mi#=fa, et fa##=sol, vous pouvez constater qu'il n'y a que deux notes de commune avec le mode de ré majeur (do# et fa##=sol), ce qui fait de sol# majeur une tonalité très éloignée de ré majeur. Or dans le cadre spécifique de l'époque classique de la musique, plus on s'éloigne du mode d'origine, plus ça sonne «bizarre». Hé bien voilà, ces satanés romantiques, dans leurs épanchements lacrymaux sur leurs problèmes de romantiques, ils ont fait rien qu'à moduler dans des tonalités de plus en plus éloignées, ces vilains. Ce qui implique d'utiliser des moyens pas très catholiques, aux limites des règles du système classique ; en plus, ils se permettent aussi de rallonger le discours, avec de loooongues mélodies expressives, ou de loooongs épisodes de progression (voir Tchaïkovsky, exemple-type).

    Alors ce qui devait arriver arriva. A force de s'éloigner du ton principal, de faire tourner en rond des motifs modulants, et de rallonger la sauce, on en est arrivé à une crise du langage : puisque la tonalité repose sur la force d'attraction de la tonique, si on ne cesse pas de s'en éloigner, on sape totalement ce socle fondamental. Qui plus est, on détruit également le bel ordonnancement de la forme sonate, dont la dynamique s'épuise et ne signifie plus rien. Wagner en particulier a contribué à déglinguer le système tonal, car chez lui la ligne chantée s'émancipe bien souvent de quelque cadre que ce soit pour évoluer instinctivement dans des directions seulement dictées par l'expression de la voix ou de telle ou telle harmonie. La tonalité, derrière ça, s'essouffle à suivre comme elle peut. La forme sonate, on n'en parle même pas. Sauf que Wagner fait exclusivement de l'opéra, genre particulier lié à l'histoire et au texte. Mais pour les symphonies, les quatuors, et tutti quanti, comment on fait ?

    Alors, il fallait réagir.

    En premier lieu, en abandonnant la forme sonate, et en inventant le poème symphonique, où la musique suit pas à pas un programme littéraire : c'est le cas chez Liszt, ou chez Strauss. Mais bon, ça fait pas tout, et puis l'ennui c'est que du coup la musique ne se suffit pas à elle-même. Et puis ça ne tente de résoudre que le problème de la forme, le langage ne change pas. Mais bon, bel effort. Mais après ça, il y en a un qui a tapé du poing sur la table, et qui a tout envoyé chier : c'est Schöenberg. Il s'est dit, en substance : «bon, la tonalité, ça ressemble plus à rien, c'est devenu n'importe quoi. OK, il faut prendre ses responsabilités, et en tirer les conséquences qui s'imposent : c'est mort, c'est foutu. Il faut donc dorénavant composer sans tonalité, et puisque on disposait d'un système avant, c'est qu'il faut inventer un nouveau système pour gérer la non-tonalité». Du coup, joignant le geste à la parole, il a pondu le système sériel, que j'expliquerai pas ici, parce que bon (l'assistance : «ouuuf...»).

Ça a eu un grand impact, ça a généré beaucoup de chef-d'œuvres, ça a compté beaucoup de farouches militants, mais finalement force est de constater que ce nouveau système est loin d'avoir convaincu tous les compositeurs et d'avoir envahi le monde de la musique. En effet, la vision de Schöenberg, bien qu'intellectuellement très puissante, ne raisonne qu'en termes de techniques, de système et tout. Et puis la tonalité, au-delà d'un langage ou d'un système, c'est avant tout un point de repère à l'écoute. Or (et là c'est subjectif), il me semble que, toutes les musiques du monde fonctionnant (plus ou moins) sur une dialectique entre un point de repère fixe et des éléments mouvants, avoir un point de repère à l'écoute (donc, dans une musique harmonique telle qu'est la musique occidentale, une tonalité, même si cela peut avoir un sens plus élargi que la tonalité propre au système classique, celle que je vous ait décrite) est indispensable à long terme pour générer des œuvres aptes à toucher le public. Et c'est là que Debussy est génial. (l'assistance : «haaa ben c'est pas trop tôt !»).

 

* fa ##, c'est-à-dire fa double dièse : c'est un fa qu'on hausse de deux demi-tons, ce qui, dans notre système tempéré où tous les demi-tons sont égaux, donne comme un sol à l'oreille, en fait.

 

 

Pourquoi Debussy c'est le meilleur (4)

 

    Debussy sortait impunément à ses professeurs (c'était un peu une racaille): «mais pourquoi voulez-vous que cet accord de dominante se résolve ? Moi, je le trouve très beau en soi» (enfin quelque chose du genre). Et ça change tout. Ça met la notion de couleur au-devant de la scène, tout en balayant d'un revers de main toutes les conceptions antérieures, basée sur les fonctions harmoniques*. Debussy a tout changé. De manière moins spectaculaire, moins organisée, moins directement compréhensible, moins «médiatique» que Schöenberg, mais pourtant de manière plus profonde, mine de rien. Le truc de Debussy, c'est d'abord de se soucier du timbre, de la vie interne du son. De cette manière, il ne se prononce pas «pour ou contre» le système tonal ou le système atonal, de manière plus fondamentale il crée autre chose, tout simplement. Ainsi, il ne renie pas les accords utilisés par le système tonal, bien au contraire, contrairement à Schöenberg qui, lui, refuse tout ce qui de près ou de loin pourrait faire penser ne serait-ce qu'un dixième de seconde à la tonalité (même une octave, ça le hérisse). Et pourtant, à l'audition, pas beaucoup de traces de tonalité chez Debussy (enfin, dans les œuvres importantes). On est ailleurs. On est dans l'univers de la couleur en musique.    - Ce qui provoque l'apparition de modes (échelles de notes) inusitées avant lui. Certes, c'est pas le seul à faire ça, mais lui, c'est consciemment pour changer de couleur et structurer le discours (au lieu d'une bonne vieille modulation harmonique, par exemple). - Ce qui provoque des successions d'accords pourtant totalement prohibées par les manuels. Juste pour la couleur, et pas pour les fonctions harmoniques (c'est une révolution !).

 - Ce qui provoque la disparition de thèmes proprement dit. Il y a bien des mélodies, mais qui, si elles réapparaissent, le font dans un contexte très différent, si bien qu'on peut presque avoir du mal à la reconnaître du premier coup. Tout chez Debussy est constamment mouvant, plastique, en devenir (écoutez Jeux : rien, mais alors rien, n'est répété, à l'exception d'une descente harmonique au début reprise à la fin, comme un lever et un baisser de rideau. Et pourtant, miracle, ça se tient). - Ce qui provoque aussi l'absence de mélodie dans certains passages : la sacro-sainte mélodie, sur laquelle toute la musique, du baroque au romantisme, se base, peut tout bonnement disparaître chez Debussy, pour laisser place à de la couleur pure, sous forme d'harmonies qui scintillent, tout juste portées par de brefs motifs jouant le rôle de point de repère (c'est une révolution !). Écoutez par exemple Sirènes, le troisième des Nocturnes : le morceau entier n'est qu'une variation de couleurs sur un seul intervalle de seconde (un ton), et pas une seule mélodie digne de ce nom ! - Ce qui provoque l'apparition de motifs d'un simple intervalle (espace entre deux notes) invariant pendant que l'harmonie bouge, d'où l'apparition d'une tonalité d'un autre type, le point de repère étant l'intervalle, plutôt qu'une histoire d'harmonie de type dominante/tonique (ouais ça a l'air un peu théorique, comme ça raconté à l'écrit, mais je vous assure que du point de vue de la composition c'est vraiment puissant).

    - Ce qui provoque l'apparition de formes en développement continu : le matériau musical, à peine énoncé, est aussitôt repris pour être développé (dans la forme sonate, rappelez-vous, tout est soigneusement présenté, puis développé à part dans la partie de la sonate spécialement dédié au développement, tout est bien rangé). L'œuvre est donc constamment en évolution, en transformation. Mais attention, c'est pas parce que c'est en continu que c'est le bordel : même si à l'écoute on perçoit une sorte de rêverie improvisée, tout est parfaitement contrôlé au moins autant que dans du Beethoven, mais de manière subtile, suffisamment pour qu'on se rende pas compte qu'on est guidé là où il veut qu'on aille.

    - Ce qui provoque des manières d'articuler le discours totalement novatrice: la musique ne suit pas un parcours balisé existant en-dehors d'elle (la forme sonate, exemple-type), mais génère sa propre forme à mesure qu'elle se déroule, et tire son discours de la tension ou de l'équilibre entre épisodes dynamiques, statiques ou en élimination (c'est une révolution !).

    - Ce qui provoque une rythmique libre et fluide, libérée du carcan des carrures habituelles, générant des accentuations complexes : pour le dire de manière compliquée, Debussy décale souvent l'accent expressif de l'accent tonique (rythmique) dans les dessins mélodiques, ce qui donne à sa musique cet aspect liquide (c'est une révolution !)

    - Ce qui provoque un soin apporté à l'orchestration totalement hors du commun et parfaitement génial (Ravel et consort lui doivent tout). En particulier, certains effets sont pratiquement de l'électro-acoustique avant la lettre (dans l'idée). Et puis l'harmonie, la rythmique et l'orchestration deviennent indissociables et intimement mêlés, en bloc, pour constituer des objets sonores polymorphes, loin de cette dissociation entre mélodie et accompagnement, par exemple. Pour les anciens, l'orchestration est un habit qu'on endosse sur un canevas musical pré-existant : pour Debussy, cela devient inséparable. Avec lui, la musique ne devient plus qu'un bloc sonore malléable (c'est une révolution !).

    Et j'en oublie forcément...

    Et le gars, il arrive à faire tout ça avec des moyens tout à fait simple, avec les notes de la gamme et les instruments de l'orchestre, donc sans rompre non plus avec le passé ! Là, c'est fort, quand même, ya pas à chier, putain. La musique chez Debussy devient donc une succession poétique de réseaux de couleurs sonores. Tous les compositeurs de la seconde moitié du XXème siècle et du début du XXIème ont fini, au-delà de leur système propre ou de leur école, par être influencé par cette conception musicale. Boulez himself raconte quelque part (je sais plus où) comment le jeune milieu des compositeurs avant-gardiste des années 50-60, adeptes et adorateurs de Webern (élève de Schöenberg, dont la musique est, comment dire... hard), considéré comme indépassable en tant que plus grand génie de tout l'histoire de la musique, avait été finalement impressionnés et ébranlés par l'audition de Jeux**. D'ailleurs, ça s'entend chez Boulez : ses œuvres du début sont... comment dire... Plus que hard, il y a un mot ? Alors que les œuvres les plus récentes (Répons ou Sur Incise, par exemple) sont étonnamment plus plastiques, plus ductiles, plus séduisantes : pas de doute, il y a du Debussy là-dessous. Tous les moyens de compositions que j'ai esquissé plus haut ne sont pas à reproduire tels quels par un compositeur, évidemment, sous peine de tomber dans du sous-Debussy. Mais ils montrent l'exemple, une voie à suivre, comment peut fonctionner autrement la musique que par des schémas appris depuis des siècles, sans pour autant tomber dans des considérations rigoristes et des musiques inaudibles à force d'hermétisme et de dissonances (j'exagère un peu, pour lancer la polémique).

    Voilà, c'est tout, cherchez pas, Debussy c'est le meilleur.

    Allez zou, à écouter de toute urgence, toute affaire cessante :

    Pour orchestre : La Mer (The chef-d'œuvre, pour moi. Et faites gaffe ceux qui n'aiment pas sont exclus de ce blog) ; Prélude à l'après-midi d'un faune ; les Nocturnes ; Jeux.

    Pour piano : Les Préludes ; Les Images ; Les Études.

    Musique de chambre : Le quatuor à cordes (on y retrouve pas vraiment tous les éléments que j'ai décrit, c'est une œuvre de jeunesse, mais bon, c'est très beau quand même);Les trois sonates : violon/piano, violoncelle/piano, et flûte/alto/harpe (ça s'appelle sonate, mais rien à voir avec la forme sonate, ça s'appelle comme ça pour d'obscures références à Rameau que je ne connais pas dans le détail).

 

* Pour être honnête, d'autres avant Debussy avait eu ce genre d'intuition, mais sans la formaliser et en tirer de conclusion sur leur langage, en restant instinctifs. Par exemple Chopin, dans ses grandes irisations en arabesques, ou Moussorgsky, avec des enchaînements d'harmonies peu orthodoxes pour le seul plaisir de l'effet produit.

 

** Après la mort de Debussy, ses œuvres n'ont été que tardivement rejouée en France. Et même actuellement, Jeux est très rarement au programme des orchestres.

 

 

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