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2 février 2009 1 02 /02 /février /2009 13:02

                 Théophile Gautier : SHAKSPEARE AUX FUNAMBULES
 

Autrefois, il y a dix ans, il était de mode, parmi les peintres et les gens de lettres, de fréquenter un petit théâtre du boulevard du Temple, ou un paillasse célèbre attirait la foule. Nous occupions habituellement une baignoire d'avant-scène assez semblable à un tiroir de commode, et Pierrot s'était si bien habitué à nous voir, qu'il ne se faisait pas un seul festin sur la scène, qu'il ne nous en donnât notre part. Que de tartines de raisiné il a taillées pour nous! C'était le beau temps, le temps du Boeuf enragé, cette admirable pièce si fort goûtée du bon Charles Nodier, et de Ma Mère l'0ie, autre chef d'oeuvre dont l'analyse a plus coûté de peine, d'esprit, d'intelligence, et de style à Jean-Jacques que les comptes rendus de tous les vaudevilles passés, présents et futurs. Quelles pièces, mais aussi quel théâtre, et surtout quels spectateurs Voilà un public et non pas tous ces ennuyés en gants plus ou moins jaunes; tous ces feuilletonistes usés, excédés, blasés; toutes ces marquises de la rue du Helder, occupées seulement de leurs toilettes et de leurs bouquets; un public en veste, en blouse, en chemise, sans chemise souvent, les bras nus, la casquette sur l'oreille, mais naïf comme un enfant à qui l'on conte la Barbe bleue, se laissant aller bonnement à la fiction du poète, oui du poète, acceptant tout, à condition d'être amusé un véritable public, comprenant la fantaisie avec une merveilleuse facilité, qui admettrait sans objection le Chat botté, le Petit chaperon rouge de Ludwig Tieck, et les étincelantes parades du Vénitien Gozzi, où fourmille et grimace ce monde étrangement bariolé de la farce italienne, mêlé à ce que la féerie a de plus extravagant. Si jamais l'on peut représenter en France le Songe d'une nuit  d'été, la Tempête, le Conte d'hiver de Shakspeare, assurément ce ne sera que sur ces pauvres tréteaux vermoulus, devant ces spectateurs en haillons. Si nous avions l'honneur d'être un grand génie, nous essayerions de faire une pièce pour ce théâtre dédaigné, mais une telle hardiesse nous irait mal. V. Hugo, A. de Musset pourraient tout au plus s'y risquer dans leurs bons jours. Mais, nous direz-vous, quel est donc l'auteur ou les auteurs qui travaillent à ces chefs-d'oeuvre inouïs ? Personne ne les connaît, on ignore leurs noms, comme ceux des poètes du Romancero, comme ceux des artistes qui ont élevé les cathédrales du moyen âge. L'auteur de ces merveilleuses parades, c'est tout le monde ; ce grand poète, cet être collectif qui a plus d'esprit que Voltaire, Beaumarchais et Byron; c'est l'auteur, le souffleur, le public surtout, qui fait ces sortes de pièces, à peu près comme ces chansons pleines de fautes de mesures et de rime qui font le désespoir des grands écrivains, et pour un couplet desquelles ils donneraient, avec du retour, leurs strophes les plus précieusement ciselées. L'autre jour, assommé de grands chanteurs, de grands tragédiens, de grands comédiens, j'entrai dans ce bouge dramatique qui m'avait laissé de si joyeux souvenirs, hésitant un peu, comme cela arrive toujours lorsque l'on va revoir quelqu'un ou quelque chose qui vous a plu jadis. Le théâtre avait été repeint, il était presque propre, cela m'alarma. Il régnait dans la salle un certain parfum de vaudeville assez nauséabond il me passa par la tête de vagues appréhensions d'opéra-comique, en voyant l'orchestre renforcé de cinq ou six cornets à piston. Je me préparais à sortir, heureusement la toile, en se levant, mit fin à mon anxiété et me démontra victorieusement que les Funambules se soutenaient, à leur hauteur primitive, et que les saines traditions de l'art y étaient religieusement conservées. Le théâtre représente une rue, une place publique, absolument comme dans une pièce de Molière. Pierrot se promène, les mains plongées dans les goussets, la tête basse, le pied traînant. Il est triste, une mélancolie secrète dévore son âme. Son coeur est vide, et sa bourse ressemble à son coeur ; Cassandre, son maître, répond aux demandes d'argent qu'il lui fait par un de ces coups de pied péremptoires qui avivent si fréquemment le dialogue des pantomimes. Pauvre Pierrot, quel triste situation toujours battu, jamais payé, mangeant peu, mais rarement, il n'est pas étonnant qu'il soit un peu pâli, on le serait à moins. Pour comble de malheur, Pierrot est amoureux, non pas du joli petit museau noir, de la jupe losangée de Colombine, mais d'une grande dame, d'une très grande dame, d'une Éloa, d'une duchesse qu'il a vue descendre de voiture pour entrer à l'église, à l'Opéra, nous ne savons plus où. Par suite de son amour et de ses jeûnes forcés, Pierrot craint que son charmant physique ne se détériore, il palpe son nez qui a beaucoup maigri, et ses jambes qui sont devenues pareilles à des bras de ses jambes qui sont devenues pareilles à des bras de danseuse. Mais ce n'est pas cela qui l'inquiète sérieusement ; un amoureux maigre et pâle n'est que plus intéressant. Il voudrait aller dans le monde, pour voir celle qu'il aime, et Pierrot ne possède d'autre vêtement que ses grègues et sa souquenille de toile blanche; allez donc en soirée chez une duchesse accoutré. de la sorte! Pas d'habits! pas d'argent ! que faire? Comment pénétrer dans ces mystérieux édens, tout éblouissants de cristaux, de bougies, de femmes et de fleurs, qu'il voit vaguement flamboyer aux fenêtres lumineuses des hôtels ?? Comme Pierrot est en proie à ces idées amères, qu'il accuse les dieux, la fortune et le sort, passe un marchand d'habits, portant toutes sortes de nippes, plus ou moins fripées. Oh si j'avais ce frac vert pomme, et ce superbe pantalon à la cosaque! se dit Pierrot, l'oeil allumé par la convoitise, les doigts titillés par d'irrésistibles envies; et en disant cela, il allonge et retire les mains à plusieurs reprises. Le marchand d'habits vient d'acheter la défroque civique d'un garde national, hors d'âge, dont il porte le sabre, placé sous son bras dans l'attitude peu belliqueuse d'un simple parapluie; la poignée de cuivre de l'innocent bancal s'offre tout naturellement à la main de Pierrot qui la saisit. Le marchand, sans prendre garde à rien, continue sa route. Pierrot reste immobile tenant toujours la poignée du sabre, dont la lame est bientôt tout entière hors du fourreau que le marchand d'habits entraine avec lui. A la vue de l'acier flamboyant une pensée diabolique illumine la cervelle de Pierrot, il enfonce la lame, non pas dans sa gaine, mais dans le corps du malheureux qu'elle traverse de part en part, et qui tombe raide mort. Pierrot sans se déconcerter, choisit dans le paquet du défunt les vêtements les plus fashionables et pour faire disparaître les traces de son crime, il précipite le cadavre par le soupirail d'une cave. Sûr de n'être pas découvert, il va rentrer chez lui et faire sa toilette pour aller dans le monde voir sa duchesse adorée, lorsque tout à coup, soulevant la trappe de la cave, l'ombre de sa victime surgit sinistrement, enveloppée d'un long suaire, la pointe du sabre passant par la poitrine, et dit d'une voix caverneuse marrrchand d'habits ! vous peindre l'effroi qui se lit sur la face enfarinée de Pierrot, en entendant cette voix de l'autre monde, est une chose impossible. Cependant il prend son parti, et pour en finir une fois pour toutes avec ses terreurs et ses visions, il saisit une énorme bûche dans un tas de bois qui se trouve là et engage avec le spectre une lutte terrible. Après plusieurs coups évités et pares, l'ombre ne peut s'empêcher de recevoir la bûche d'aplomb sur la tête ce qui la fait replonger dans la cave, où Pierrot, pour surcroît de précaution, jette en toute hâte le bois coupé par les scieurs; et puis ajoutant l'ironie à la scélératesse, il penche sa tête vers le soupirail, et dit en contrefaisant la voix du spectre : marrrchand d'habits ! Ne voilà-t-il pas une exposition admirable, d'un haut caprice, d'une bizarre fantaisie, et que Shakspeare ne désavouerait pas ! Le théâtre change. Pierrot rentré chez lui revêt avec une respectueuse admiration l'immense pantalon à la cosaque et le miraculeux frac vert pomme ; il arbore un faux-col, s'ajuste des favoris noirs, et pour dissimuler la pâleur criminelle de sa physionomie, il pose sur sa farine deux petits nuages rouges, qui lui donnent l'air le plus coquet, le plus triomphant du monde.Pierrot fait son entrée chez la duchesse; il a déjà saisi l'esprit de son rôle, il est plein de sang-froid, de dignité et de convenance; il salue aussi bien qu'un maître à danser ou un chien savant; il offre la main aux dames et fait tenir son lorgnon entre !'arcade sourcilière et l'orbite de son oeil comme un lion du boulevard de Gand. C'est surtout auprès de la duchesse qu'il faut le voir comme il se penche gracieusement au dos de son fauteuil comme il lui gazouille à l'oreille mille riens charmants et lui dépeint en traits de flamme l'amour qu'il sent pour elle ! Au milieu de sa plus belle période, Pierrot s'arrête subitement, ses faux favoris se hérissent d'horreur, son rouge tombe, son claque, palpite d'épouvante, les manches de son frac raccourcissent une voix sourde, étouffée comme le râle d'un mourant, murmure la phrase sacramentelle ; marrrchand d'habits ! Une tête sort du parquet plus de doute, c'est lui, c'est le spectre. Pierrot lui pose le pied sur le crâne et le fait rentrer sous le plancher, en lui disant, comme Hamlet à l'ombre de son père : Allons paix, vieille taupe! Puis il continue sa déclaration avec une résolution héroïque. Le spectre ressort de terre à quelques pas plus loin ; Pierrot le renfonce une seconde fois d'un si vigoureux coup de talon de botte, que le fantôme se tient tranquille quelque temps. Pierrot, se croyant définitivement débarrassé de l'apparition vengeresse, se livre à l'excès d'une joie convulsive. Il danse des galops frénétiques, exécute des cachuchas échevelées. Quand il a bien dansé, il a chaud, et veut prendre une glace ; ô ciel ! le spectre se présente tenant un plateau de rafraîchissements, et comme Pierrot avance la main, il lui murmure d'un ton plus sépulcral encore que les autres fois marrrchand d'habits !  Ici s'engage entre la gourmandise et la poltronnerie de Pierrot une de ces luttes si vraies et si profondément comiques, que Debureau excelle à rendre. Enfin, la gourmandise l'emporte, il choisit une superbe glace panachée de mille couleurs qui se change en feu d'artifice sous ses lèvres coupables, et lui cause un tel saisissement qu'il avale la cuiller. Cette terrible soirée se termine enfin. Pierrot, malgré les apparitions importunes du spectre, a su toucher le coeur de la duchesse, et il espère devenir bientôt le plus heureux des mortels. Le souvenir du marchand d'habits si traîtreusement assassiné lui revient bien quelquefois à l'esprit, mais il le chasse au moyen d'une grande quantité de petits verres de différentes liqueurs. Le frac vert pomme brille toujours d'une ineffable splendeur, le pantalon à la cosaque continue à faire l'envie des négociants de contremarques. Il faut l'avouer, à la honte de la morale et de la nature humaine, Pierrot est heureux ; il obtient les plus grands succès dans le monde, il gagne au jeu, ce qui lui permet d'acheter des cigares à paille, des gants de filoselle, et des favoris d'une autre couleur. Son oreiller n'est pas rembourré par les épines du remords, mais hélas ! rien ne s'écroule vite comme la prospérité qui n'a pas la vertu pour base. Pierrot en allant dans le monde en a pris les vices élégants. Son amour pour la duchesse ne l'empêche pas d'entretenir quelques danseuses de l'Opéra, et le pauvre diable se trouve bientôt réduit aux dernières extrémités. Il n'a plus d'autre ressource que de vendre ce délicieux frac couleur d'espérance qui lui a valu de si beaux succès, et ce prodigieux pantalon qui dissimulait si pompeusement ses jambes sans mollets. Ici se trouve une situation dramatique de la plus haute portée, et d'une effrayante profondeur philosophique. Pierrot, tourmenté par le souvenir de son crime, n'ose pas appeler un marchand de peur de faire paraître l'effroyable vision. En effet, le fantôme, comme évoqué, passe dans la rue en râlant d'une voix enrouée comme quelqu'un qui aurait la bouche pleine de terre : marrrchand d'habits ! Pierrot va bravement au spectre, et lui propose avec une hardiesse que n'aurait peut-être pas eue don Juan, d'acheter en bloc le frac, le gilet, le pantalon et le chapeau ; le spectre fait signe qu'ils sont bien usés, et offre trente sols du tout. Pierrot après l'avoir appelé voleur, consent au marché, et lui remet les hardes; alors le spectre prétendant que les effets sont à lui, ne veut pas lui donner les trente sols. La fureur de Pierrot ne connaît plus de bornes; il détache un coup de pied superbe dans les jambes du fantôme, le coup de pied est suivi d'une série de coups de poing dans les yeux et l'estomac ; l'ombre pour se défendre, retire le sabre qui lui traverse la poitrine, et s'escrime de son mieux, mais Pierrot se débat si vaillamment des pieds et des mains, qu'il reprend les habits et reste maître du champ de bataille. Malgré cette victoire la position de Pierrot n'est pas sensiblement améliorée. Il n'a pas d'argent ; que faire? Pierrot s'avise ici d'une ruse digne des Mascarilles et des Scapins de Molière.  Il va trouver Cassandre et lui dit : Voyez, les corsaires barbaresques m'ont arraché la langue; donnez-moi un peu d'argent s'il vous plaît! Que diable, me contes-tu là ? répond Cassandre surpris. Comment peux-tu parler, si tu n'as pas de langue ? – Oh ! Monsieur, je n'en ai que tout juste pour implorer la pitié des honnêtes gens. Cassandre, touché de cette réponse, donne quelque monnaie à Pierrot. Voyant que la ruse a réussi, Pierrot ne tarda pas à se représenter sous la forme d'un aveugle. Mon cher monsieur Cassandre, j'avais oublié de vous dire que ces mêmes corsaires barbaresques m'ont aussi crevé les yeux. - Comment fais-tu donc pour me suivre si exactement, si tu n'y vois clair ? - Mon doux .maître, j'y vois assez clair pour discerner les âmes sensibles. Allons, ta situation me touche, répond Cassandre, voici une pièce ronde, et va-t'en.  Pierrot s'en va, mais il roule dans son esprit un dessein plus vaste, et digne du plus haut courage : il veut prendre la bourse tout entière. Pour exécuter ce louable projet, il ôte ses bras des manches de sa souquenille, de façon à imiter un amputé, et se promène sur le théâtre en les faisant voltiger comme deux ailerons de pingouin. Monsieur Cassandre, monsieur Cassandre, les méchants Turcs m'ont aussi coupé les bras. Voilà qui est-fâcheux, mais que veux-tu que j'y tasse ? Pendant ce dialogue Pierrot insinue sa main dans la poche de Cassandre qui s'aperçoit de la manoeuvre, et s'écrie : - Comment, canaille, tu dis que les Turcs t'ont coupé les bras, et en voici un dans ma poche - Vous avez mon bras dans votre poche, mon pauvre bras que j'ai tant cherché! - Vous êtes un fier drôle. - Retenir comme cela les bras des gens avec cette mine honnête l'on ne vous aurait pas cru capable d'une pareille infâmie ; voler des bras, vous allez me suivre chez le commissaire de police. -  Inutile de dire que Pierrot en retirant sa main de la poche de Cassandre, n'y laisse pas la bourse. Avec l'argent de Cassandre Pierrot redevient plus brillant que jamais, et déploie une telle amabilité qu'il obtient la main de la duchesse. Le mariage va se célébrer. Pierrot ivre d'orgueil, s'avance en tête du cortège, tenant sa blanche fiancée par le bout effilé de ses jolis doigts; tout à coup un long fantôme surgit par le trou du souffleur et repète d'une voix stridente la phrase fatale : marrrchand d'habits ! Pierrot, hors de lui, quitte sa fiancée, s'élance sur le spectre, et lui donne ce qu'on appelle en style populaire un bon renfoncement, puis il s'asseoit sur le trou du souffleur pour boucher hermétiquement l'ouverture et contenir le spectre dans les régions caverneuses. La mariée est très étonnée de ces procédés étranges, car l'ombre n'est visible que pour le coupable Pierrot ; elle vient le prendre par la main, l'oblige à se relever et à marcher vers l'autel. Aussitôt le spectre reparaît, enlace Pierrot dans ses longs bras, et le force à exécuter avec lui une valse infernale plus terrible cent fois que la célèbre valse de Méphistophèlès, si merveilleusement dansée par Frédéric Lemaître. L'assassiné serre l'assassin contre sa poitrine de telle sorte que la pointe du sabre pénètre le corps de Pierrot et lui sort entre les épaules. La victime  et le meurtrier sont embrochés par le même fer comme deux hannetons que l'on aurait piqués à la même épingle. Le couple fantastique fait encore quelques tours, et s'abîme dans une trappe, au milieu d'une large flamme d'essence de térébenthine. La mariée s'évanouit, les parents prennent les attitudes de la douleur et de l'étonnement, et la toile tombe au milieu des applaudissements. Ne voilà-t-il pas un étrange drame, mêlé de rire et de terreur ? Le spectre de Banquo et l'ombre d'Hamlet n'ont-ils pas de singuliers rapports avecl'apparition du marchand d'habits, et n'est-ce pas quelque chose de remarquable, que de retrouver Shakspeare aux Funambules ? Cette parade renferme un mythe très profond, très complet, et d'une haute moralité, qui ne demanderait que d'être formulé en sanscrit, pour faire éclore des nuées de commentaires. Pierrot qui se promène dans la rue avec sa casaque blanche, son pantalon blanc, son visage enfariné, préoccupé de vagues désirs, n'est-ce pas la symbolisation de l'âme humaine encore innocente et blanche, tourmentée d'aspirations infinies vers les régions supérieures? La poignée du sabre qui semble s'offrir d'elle-même à la main de Pierrot, et l'inviter par le scintillement perfide de son cuivre jaune, n'est-elle pas un emblème frappant de la puissance de l'occasion sur les esprits déjà tentés et vacillants? La promptitude-avec laquelle la lame entre dans le corps de la victime démontre combien le crime est facile à commettre, et comment un simple geste peut nous perdre à tout jamais. Pierrot n'avait en prenant le sabre d'autre idée que de faire une espièglerie ! Le spectre du marchand d'habits sortant de la cave, montre que le crime ne saurait être caché, et lorsque Pierrot fait replonger dans la cave à coups de bûche l'ombre de la victime plaintive, l'auteur n'a-t-il pas indiqué de la manière la plus ingénieuse que les précautions peuvent quelquefois retarder la découverte d'un forfait, mais que le jour de la vengeance ne manque jamais d'arriver. Le spectre symbolise le remords de la façon la plus dramatique et la plus terrible. Cette simple phrase marrrchand d'habits ! qui jette une terreur si profonde dans l'âme de Pierrot, est un véritable trait de génie, et vaut, pour le moins, le fameux Il avait bien du sang ! de Macbeth. C'était le cri que poussait la victime au moment du meurtre ; les paroles, l'accent en sont restés ineffaçablement gravés dans la mémoire de l'assassin ! Et cette scène de la déclaration, où l'ombre grogne sous le parquet, et lève la tête de temps en temps, n'indique-t-elle pas de la manière la plus sensible que rien ne peut faire taire le remords au fond du coeur du criminel ? Il a beau s'étourdir, s'enivrer de vin et d'amour, toujours le spectre est là, il sent à l'épaule le souffle intermittent et glacé qui lui chuchotte marrrchand d'habits ! Le détail de la glace qui se change en feu d'artifice montre que, pour le criminel, tout devient un poison, et que ce qui rafraîchit la bouche de l'innocent brûle le palais du scélérat : de plus, c'est une indication préparatoire des feux éternels de l'enfer auxquels le meurtrier doit être livré. La scène où Pierrot affronte hardiment la présence du spectre et veut lui vendre les habits qu'il lui a volés, montre par son audacieuse énormité que le dénouement approche et que les feux de Bengale se préparent dans le second dessous. Pierrot, comme Don Juan, provoque la colère céleste, il est arrivé au dernier degré de l'endurcissement ; aussi, quand il va épouser la princesse, le spectre vengeur reparaît, et cette fois il ne peut plus le faire rentrer dans la trappe qui l'a vomi. Allégorie très fine qui démontre que tôt ou tard le crime se découvre, malgré l'audace, la présence d'esprit et le sang-froid du meurtrier. Cette valse infernale, où la pointe du sabre qui traverse le corps du marchand d'habits entre dans la poitrine de Pierrot et le perce de part en part, nous enseigne que les hommes sont punis par leur crime même, et que la pointe du couteau dont le meurtrier frappe sa victime, pénètre dans son propre coeur encore plus profondément. La surprise des parents à la vue de ce prodige, fait voir clairement le danger qu'il y a pour des duchesses d'épouser des pierrots sans prendre d'informations, et invite les spectateurs à mettre plus de circonspection dans leurs relations sociales. Connaissez-vous beaucoup de tragédies qui supporteraient une pareille analyse ?

(Revue de Paris, 4 septembre 1842)

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